MANIÈRE DE VOIR 83 - octobre/novembre 2005 Logiciels libres et pourtant, ils tournent Loin d'être une simple chaîne d'information et de consommation, Internet est devenu le berceau de nouveaux biens communs. Le succès des logiciels libres annonce-t-il une époque de partage généralisé ? PAR PHILIPPE RIVIÈRE INTERNET, après quinze années d'essor interrompu, fait partie intégrante de la vie quotidienne Dans les pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 10 % des foyers disposent déjà d'une connexion à «haut débit» Graduellement, des pans entiers des pratiques culturelles basculent vers l'ordinateur. On ne tient plus son Journal intime, mais on «blogue», on ne s'ennuie plus, on « surfe», on ne laisse plus une question en l'air au cours du repas sans chercher la réponse immédiatement« sur Google ». Rapide, cette transformation aurait pu suivre le schéma dominant de l'organisation moderne de nos sociétés Dans leurs discours « visionnaires », les patrons de multinationales comme Microsoft, Vivendi, America On Line (AOL) envisageaient une marchandisation totale des «produits informationnels », qu'ils livreraient en toute sécurité à l'abonné consommateur. A l'instar de Jeremy Rifkin, qui, en plein milieu de la bulle spéculative autour des entreprises en « .com », publiait l'Âge de l'accès (1), nombre de prospectivistes mettaient en garde contre ce type de scénarios. La valeur, soulignaient-ils, ne reposerait désormais plus sur la propriété matérielle des choses, mais sur la capacité d'y accéder. Les gardiens de cet accès seraient les nouveaux maîtres de l'information. Le mariage entre le géant des médias Time Warner et le champion des réseaux AOL était un exemple typique de cette équation Le Net + la télévision + un système de vente : on assistait à « la fusion d'un ensemble de grands réseaux qui ont la mainmise sur leurs utilisateurs avec une entreprise qui se donne pour objet la maîtrise quasi absolue des contenus (2)». Ces analyses négligeaient toutefois un autre phénomène, plus diffus mais non moins puissant. Si la concentration est inscrite dans 1es gènes de la télévision (et, dans une moindre mesure, de la radio et de la presse), Internet reste fidèle à sa conception initiale, marquée par l'ouverture et l'absence de contrôle. Loin d'être un slogan, l'approche « de bas en haut », décentralisée, ouverte à tout type d'usage de ce réseau, est toujours inscrite au plus profond de son infrastructure. C'est ainsi par exemple que BitTorrent, un protocole d'échange de fichiers lancé en 2002 sans moyens financiers par Bram Cohen, un programmeur surdoué, génère trois ans plus tard la moitié du trafic Internet. Ce logiciel présente plusieurs caractéristiques intéressantes. En permettant à quiconque, même sans connexion rapide, de mettre en partage d'énormes fichiers, BitTorrent a contribué à redémocratiser un réseau où les coûts de bande passante risquaient de s'avérer. rédhibitoires pour nombre de projets alternatifs - notamment pour des radios ou des télévisions souhaitant permettre le téléchargement de leurs émissions à un large public (3). Bien entendu, cette capacité de diffusion n'a pas échappé au amateurs d'échanges de vidéos et de musique, qui l'utilisent massivement pour visionner des copies, souvent illicites, des dernières productions hollywoodiennes... POUR TOUTE UNE INDUSTRIE fondée sur la « propriété intellectuelle », ces nouvelles pratiques relèvent du 44 piratage (4) », mettent en danger l'économie, et, grief plus grave encore, s'attaquent à l'innovation et à la création (lire pages 42 à 45.). Cette industrie (qui va de Hollywood au firmes pharmaceutiques, en passant par certaines sociétés d'informatique). avait obtenu, année après année, un renforcement quasi systématique des droits de propriété intellectuelle - dans le temps, avec l'allongement du copyright ; dans l'espace, avec la mondialisation de ces droits. Et, jusqu'au début des années 2000, elle avait avancé ses pions sans guère rencontrer d'opposition (5). Les choses ont changé : il l'esprit d'un Al Gore soucieux de son image de prendre la tête du comité chargé de faire pression sur l'Afrique du Sud pour qu'elle abandonne une loi sur 1es brevets visant à sauver des vies en cas plus d'urgence sanitaire. Il n'est plus possible de ressasser qu'« il n'y a pas d'autre méthode, ou que « sans la protection de la de la propriété intellectuelle l'innovation disparaît ». Car, de fait, 1es logiciels libres ont démontré qu'une autre voie était non seulement possible, mais aussi qu'elle était déjà là, fonctionnelle et crédible. Ces programmes équipent une part de plus en plus importante de l'informatique, qu'il s'agisse des serveurs, des ordinateurs personnels ou des petits appareils électroniques. Qu'est-ce qui différencie un logiciel « libre » d'un logiciel « propriétaire » ? La gratuité, qui fait partie des atouts 1es plus cités, n'est qu'un aspect mineur de la question. A l'instar du « tube de l'été » promu et diffusé à toute heure sur tous 1es réseaux de télévision et de radio, un logiciel peut être donné gratuitement sans pour autant être libre (6). Pour filer la métaphore, la chanson populaire ne serait « libre » que si chacun pouvait, sans demander d'autorisation préalable, en étudier la partition, la chanter comme il le désire, la réinterpréter en concert, et faire un nouveau disque avec. La partition, c'est le code source du logiciel. La triple liberté qui consiste à pouvoir étudier ce code, le modifier et le redistribuer est ce qui caractérise le « logiciel libre ». Et cela se révèle un moteur d'innovation et de création tout aussi puissant que le modèle traditionnel de la propriété intellectuelle, basé sur l'attribution à l'inventeur d'un monopole pour accorder, en échange de redevances, des licences d'utilisation. Plus que la marchandisation des produits de l'esprit, c'est sur la légitimité accordée au modèle classique d'exploitation de la « propriété intellectuelle » comme unique source d'innovation que s'opère la véritable ligne de fracture entre les différents acteurs de la « société de l'information ». Et même, plus précisément, sur la notion de «propriété intellectuelle» que l'on entend défendre (d'où l'usage de guillemets, dans cet article, lorsqu'on emploie cette expression). Si le sujet peut paraître obscur et fort technique, il fut au coeur de l'importante bataille sur les brevets logiciels en Europe, qui a trouvé sa conclusion le 6 juillet 2005. Soutenue par une coalition de firmes (dont Nokia, Siemens, Philips ou Alcatel pour les sociétés européennes), la Commission européenne défendait depuis trois ans un projet de directive visant à autoriser le brevetage des logiciels, jusqu'alors pratiqué de manière plus ou moins clandestine par l'Office européen des brevets (OEB). LA DIFFÉRENCE MAJEURE entre le brevet et le droit d'auteur (seul droit légitime en Europe, avec le copyright, s'appliquant au logiciel en tant que tel), c'est que le brevet correspond à un monopole sur l'exploitation d'une idée, là où le droit d'auteur donne une propriété sur l'expression d'une idée. Sous le régime du droit d'auteur, chacun peut programmer à sa façon un élément repéré dans un autre programme (à condition de ne pas copier le code précis utilisé dans le logiciel dont on s'inspire) ; sous le régime des brevets, chaque logiciel doit éviter tout ce qui pourrait avoir été breveté, et, en pratique, toute personne court le risque de voir un cabinet d'avocats venir lui extorquer des redevances sous la menace d'une assignation en justice. On imagine le casse-tête, lorsque des dizaines de milliers de brevets sont pris chaque année sur des concepts aussi élémentaires que le « double clic». Comme l'ont montré les débats suscités par cette directive, seules les plus grandes firmes, capables de gérer d'importants portefeuilles de brevets, peuvent tirer profit du système - en 1990, un responsable des brevets chez IBM expliquait en effet que, plus que dans les redevances (qui se chiffrent tout de même en milliards de dollars chaque année), la valeur des brevets résidait dans la capacité qu'ils procurent d'obtenir un accès aux technologies des autres firmes. Les brevets logiciels risquaient donc d'écraser les petites et moyennes entreprises, mais aussi les auteurs de logiciels libres. Or, selon M. Michel Rocard, fer de lance de la coalition antibrevets logiciels au Parlement européen, 60 % des développeurs de logiciels libres sont européens. LE REJET DE LA DIRECTIVE a pour origine la mobilisation, exceptionnelle et inattendue, de ces développeurs, ainsi que des PME de l'informatique et de nombreux utilisateurs. A travers des pétitions en ligne, des manifestations de rue à Bruxelles, et un travail acharné d'explication, ils sont allés convaincre les députés, un par un. Et ont fini par asséner cet incroyable coup de massue aux lobbies pro-brevets; qui s'étaient pourtant offert comme consultant l'ancien président du Parlement européen Pat Cox (7). Au-delà du résultat immédiat (un simple retour, sur le plan juridique, au statu quo ante), cette campagne aura forcé les partisans des logiciels libres à entrer en politique et à apprendre le droit européen. Ce faisant, ils se sont constitués en une force avec laquelle il faudra compter. A l'image des malades du sida qui avaient dû apprendre la médecine pour pouvoir parler sur un pied d'égalité avec les médecins. Cela ne pourra pas rester sans conséquences plus larges sur l'organisation de la « société de l'information ». Dans Cause commune (8), Philippe Aigrain - qui, après avoir été chercheur, puis fonctionnaire à la Commission européenne, est devenu l'un des animateurs de ce mouvement - fait ce constat: le germe de liberté installé dans les principes mêmes d'Internet a donné plus de fruits que prévu. «En transférant à la périphérie le pouvoir sur le réseau, écrit-il, les concepteurs d'Internet jouaient la société contre l'Etat. Il fallut tout l'acharnement des multinationales des médias et du logiciel propriétaire dans leur tentative de détruire Internet en y réintroduisant des éléments de contrôle pour qu'on se rende compte qu' [ils] avaient également joué la société contre le capitalisme informationnel. » Loin d'être univoque, ce mouvement affiche une étonnante diversité. Les militants sont rejoints par des Etats, notamment ceux du tiers monde (9) ; des collectivités locales, mais aussi des entreprises, y participent de manière active. Et si Bill Gates décrit ses participants comme « des communistes au goût du jour (10) », des tenants du libéralisme économique voient dans les règles du logiciel libre, un modèle, idéal de « concurrence libre et non faussée ». . Contre le « capitalisme informationnel », des coalitions de plus en plus larges défendent et développent les «biens communs informationnels» existants et à venir. La bataille du logiciel libre n'est qu'une facette d'un conflit, durable, englobant aussi bien la recherche médicale que la musique, la biodiversité que l'information. --- (1) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès. La vérité sur la nouvelle économie, La Découverte, Paris, 2000. (2) Lire Lawrence Lessig, L'Avenir des idées. Le sort des biens communs à l'heure des réseaux numériques, Presses universitaires de Lyon, 2005. (3) Un phénomène appelé podcasting, contraction de iPod (la marque de baladeur électronique d'Apple) et de broadcasting, «diffusion». Ouvrir un blog sonore est désormais aussi simple qu'envoyer un courrier électronique. (4) Lire Florent Latrive, Du bon usage de la piraterie, Exils, coll, «Essais», Paris, 2004. (5) Lire Philippe Quéau, «À qui appartiennent les connaissances », Le Monde diplomatique, janvier 2000. (6) Ce qu'avait fait Microsoft en distribuant son navigateur Web Internet Explorer, pour tuer son concurrent Netscape. (7) Florent Latrive, «Le forcing du lobbying», Libération, 6 juillet 2005. (8) Philippe Aigrain, Cause commune. L'information entre bien. commun et propriété, Fayard, coll. « Transversales », Paris, 2005. (9) Perline et Thierry Noisette, La Bataille du logiciel libre, La Découverte, coll. « Sur le vif», 2004. (10) Dans un entretien donné à CNET News.com, le 5 janvier 2005.